La beauté aveugle de Maizuru, conte du Japon

Kichijiro était né dans le village de Tai. À la mort de son père qui en était originaire, il avait déménagé près de son frère aîné, Kichisuke, à Maizuru. Son frère était son seul parent vivant, à l’exception d’un oncle, et il s’était occupé de lui pendant quatre ans, l’éduquant de l’âge de onze ans jusqu’à ses quinze ans ; Kichijiro lui était très reconnaissant, et il était décidé que maintenant qu’il avait atteint l’âge de quinze ans, il ne devait plus être un poids pour son frère, mais devait commencer à faire son chemin dans le monde pour lui-même.

Après des semaines à rechercher un emploi, Kichijiro finit par en trouver un chez Shiwoya Hachiyemon, un marchand de Maizuru. Il y travailla alors très dur et gagna rapidement les faveurs et l’amitié de son maître. Hachiyemon avait une très haute opinion de son apprenti ; il le favorisait de bien des façons par rapport à ses employés plus âgés, et il finit même par lui confier la clé de ses coffres-forts, qui contenaient, en plus de documents importants, beaucoup d’argent.

De plus, Hachiyemon avait une fille, d’une grande beauté, de l’âge de Kichijiro, qui était tombée éperdument amoureuse de lui. Elle s’appelait Ima, O Ima San, et elle était l’une de ces délicieuses filles au visage rouge et heureux que seul le Japon peut produire – un mélange de jaune et de rouge, avec des cheveux et des sourcils aussi noirs qu’un corbeau. Ima faisait de temps en temps des compliments à Kichijiro, mais ce dernier était un garçon qui ne pensait guère à l’amour. Il avait l’intention de se débrouiller dans le monde, et le mariage était une chose qui n’avait pas encore effleuré son esprit.

La beauté aveugle de Maizuru, Kichijiro
Kichijiro

Après six mois au service d’Hachiyemon, il était plus haut que jamais dans l’estime du maître, si bien que les autres employés ne l’aimaient pas. Ils en étaient jaloux. L’un d’entre eux l’était particulièrement : Kanshichi. Il le détestait parce qu’il était aimé par le marchant, mais également parce qu’il aimait O Ima qui l’avait repoussé maintes fois. Cette haine, secrète, devint si grande qu’il avait fini par jurer qu’il se vengerait. Non seulement de Kichijiro, mais également du maître et de sa fille.

Un jour, une opportunité se présenta.

Kichijiro, devenu incontournable aux yeux du maître, avait été envoyé à Kasumi, dans la province de Tajima, pour y négocier l’achat d’une jonque. Profitant de son absence, Kanshichi s’introduisit dans la pièce où se trouvait le coffre-fort et y prit deux sacs contenant de l’or pour une valeur de 200 ryos, (ndrl : l’ancienne monnaie du japon). Il effaça toute trace de son acte et retourna tranquillement à son travail. Deux ou trois jours plus tard, Kichijiro revint, ayant accompli sa mission avec succès, et, après l’avoir signalé au maître, se remit à son travail. En examinant le coffre, il s’aperçut que les 200 ryos d’or avaient disparu. Il le signala ce qui entraîna la Maison dans le doute.

Après plusieurs heures de recherche, l’argent fut finalement trouvé dans un koro (brûle-parfum) qui appartenait à Kichijiro, qui en fut évidemment très surpris. C’est Kanshichi lui-même qui le retrouva. Avec ruse, il n’accusa personne d’avoir volé l’argent. L’argent ayant été trouvé là, il savait que Kichijiro lui-même devrait dire quelque chose. Evidemment que Kichijiro clama son innocence, et affirma que lorsqu’il était parti pour Kasumi, l’argent était en sécurité – puisqu’il l’avait vu.

Hachiyemon était profondément bouleversé. Il ne croyait pas un seul instant en la culpabilité de Kichijiro, mais comment allait-il la prouver ? Constatant que son maître ne croyait pas Kichijiro coupable, Kanshichi décida de passer à l’action. Il alla voir le maître et lui dit :

La beauté aveugle de Maizuru, Kanshichi
Kanshichi fomentant son plan.

« Mon seigneur, en tant que commis principal, je me dois de vous dire que, même si Kichijiro est peut-être innocent, les choses semblent prouver qu’il ne l’est pas, car sinon comment cet argent aurait-il pu se retrouver dans son koro ? S’il n’est pas puni, le vol rejaillira sur nous tous, commis, vos fidèles serviteurs, et je devrais moi-même quitter votre service, car tous les autres le feraient aussi, et vous ne pourriez pas poursuivre vos affaires. C’est pourquoi j’ose vous le dire, il serait souhaitable, et dans votre propre intérêt comme dans celui de votre Maison, de renvoyer ce pauvre Kichijiro, pour le malheur duquel je m’afflige profondément. »

Hachiyemon comprit l’argument, et se força à l’accepter. Il fit venir Kichijiro, à qui il dit :

« Kichijiro, bien que je le regrette profondément, je suis obligé de te renvoyer. Je ne crois pas en ta culpabilité, mais je sais que si je ne te renvoie pas, tous mes commis me quitteront et j’irais vers ma ruine. Et pour te montrer à quel point je crois en ton innocence, je vais t’apprendre que ma fille t’aime, et que si tu le souhaites, et après avoir prouvé ton innocence, rien ne me ferait plus plaisir que tu puisses devenir mon gendre. Va maintenant. Essaie de penser à la façon dont tu peux prouver ton innocence. Mes meilleurs vœux t’accompagnent. »

Kichijiro était très triste de devoir quitter ce qui était devenu son nouveau foyer. Et maintenant qu’il devait partir, il comprenait combien la compagnie de la douce O Ima lui manquerait. Les larmes aux yeux, il fit le serment à son maître de revenir, de prouver son innocence et d’épouser sa fille ; et il alla retrouver O Ima. Et les deux jeunes gens se jurèrent de ne pas se reposer tant que le voleur n’aurait pas été découvert et qu’ils seraient alors réunis et que plus rien ne pourra plus les séparer.

Il prit alors la route vers son village de Tai, et c’est auprès de son frère qu’il alla chercher conseils sur la meilleure marche à suivre pour rétablir sa réputation. Après cette réflexion fraternelle, il s’en alla retrouver son oncle à Kyoto qui l’embaucha. Là-bas, il travailla d’arrache-pied pendant quatre longues années pour lui. Son oncle était admiratif de son travail, si bien qu’il lui donna des biens, ainsi qu’une partie de son entreprise. A l’âge d’à peine 20 ans, Kichijiro était devenu un homme très riche.

Pendant ce temps-là, le malheur c’était abattu sur la belle O Ima et sa Maison. Après son départ, Kanshichi n’avait eu de cesse de la couvrir d’attention, ce qui avait fini par être du harcèlement. Elle ne lui répondait pas. Jamais. Mais il ne s’arrêta pas là, et il tenta de la mener vers lui de force. C’est à ce moment qu’elle le dénonça à son père, qui le renvoya aussitôt.

Sa colère atteignit alors son apogée et comme le dit si bien le proverbe japonais.

« Un amour excessif est une haine »
kawaisa amatte nikusa ga hyakubai
可愛さ余って憎さが百倍

Kanshichi, le cœur noir, n’avait dès lors plus que pour seule obsession dans la vie que celle de se venger de celle qui le rejette et de son ancien maître qui le jeta dehors. Le moyen le plus simple, pensa-t-il, serait de brûler leur maison, les bureaux et les magasins de marchandises : cela devait amener la ruine.

Et c’est ainsi qu’une nuit, Kanshichi se mit à faire les choses qu’il avait préméditées et les accomplit avec le plus grand succès – à l’exception du fait qu’il fut lui-même pris  et condamné à une lourde peine. Ce fut  la seule satisfaction qu’obtint Hachiyemon, qui était presque ruiné ; il renvoya tous ses employés et se retira des affaires, car il était désormais trop vieux pour recommencer.

Avec juste assez d’argent pour vivre, Hachiyemon et sa fille commencèrent à vivre dans une petite maison bon marché qui bordait la rivière, où le seul plaisir d’Hachiyemon était de pêcher la carpe. Il fit cela pendant trois ans, puis tomba malade et mourut. La pauvre O Ima resta seule, aussi belle que jamais, mais endeuillée. Les quelques amis qu’elle avait essayèrent de la convaincre d’épouser quelqu’un, n’importe qui, disaient-ils, plutôt que de vivre seule, mais la jeune fille ne voulait pas de ce conseil. Il vaut mieux vivre misérablement seule, disait-elle, que d’épouser quelqu’un que l’on n’aime pas ; je ne peux aimer personne d’autre que Kichijiro, même si je ne le reverrai plus.

O Ima disait vrai car, sans le savoir, car elle allait très vite être confrontée à d’autres problèmes. Atteinte d’une maladie des yeux, et moins de deux mois après la mort de son père, la pauvre fille allait perdre la vue. Là, sans personne pour s’occuper d’elle, à l’exception d’une vieille infirmière qui l’avait soutenue sa vie durant. Elle avait à peine assez d’argent pour se payer du riz.

Le succès de Kichijiro était alors assuré : son oncle lui donna la moitié des parts de l’entreprise, et il fit de lui son unique héritier. Il était temps d’aller se présenter au foyer de son ancien maître à Maizuru et de réclamer la main de sa fille, l’être qu’il n’avait cessé d’aimer, O Ima.

Il apprit alors la triste histoire de la chute et de la ruine de la Maison de son maître, et de la cécité d’Ima, Kichijiro se rendit promptement où la jeune fille vivait.

La beauté aveugle de Maizuru, O Ima
O Ima, aveugle

Il appela, et la pauvre O Ima en sortit et se jeta dans ses bras, pleurant avec amertume et s’écriant : « Kichijiro, mon bien-aimé, c’est vraiment le moment le plus difficile de tous. Avant, d’avoir perdu la vue ne m’affectait en rien ; mais maintenant que tu es revenu, que je ne peux pas te voir, tu ne peux pas t’imaginer à quel point j’en ai envie ! C’est là le plus triste de tout. Vous ne pouvez pas m’épouser maintenant. »

Kichijiro caressa ses cheveux et dit : « Chère Ima, tu ne dois pas être trop rapide dans tes pensées. Je n’ai jamais cessé de penser à toi ; en fait, j’ai appris à t’aimer désespérément. Et maintenant j’ai une propriété à Kyoto ; mais si tu préfères, nous vivrons ici, dans cette maison. Je suis prêt à faire tout ce que vous souhaitez. Je souhaite rétablir l’ancienne entreprise de votre père, pour le bien de votre famille ; mais avant tout, nous nous marierons et ne nous séparerons plus jamais. Nous le ferons demain. Ensuite, nous irons ensemble à Kyoto, voir mon oncle et lui demander conseil. Il est toujours bon et gentil, vous l’aimerez. Et il est sûr qu’il vous aimera. »

Le lendemain, ils prirent la route pour Kyoto.  Kichijiro présenta O Ima à son frère et à son oncle, aucun n’avait d’objection à l’égard de ce mariage. A vrai dire, son oncle était si heureux de la loyauté de son neveu à sa promise qu’il lui donna la moitié de son capital sur-le-champ. Kichijiro fit construire une nouvelle maison et un bureau à Maizuru, à l’endroit même où se trouvait la maison de son premier maître. Il rétablit complètement l’entreprise, il se fit appeler Shiwoya Hachiyemon II, comme cela se fait souvent au Japon.

Dans le jardin de leur maison de Maizuru se trouvait une montagne artificielle, sur laquelle Kichijiro avait érigé un mémorial dédié à Hachiyemon, son beau-père. Au pied de la montagne, il érigea un mémorial à Kanshichi. Il récompensait ainsi par sa bonté la méchanceté de Kanshichi, mais montrait en même temps que les vils ne peuvent pas s’attendre à des places élevées.

Chaque semaine, un nouveau conte japonais est disponible sur le site du Japon. Retrouvez ces contes ici .
 

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